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Exposition "Treptower Park"

9 juin au 31 aout 2008

Institut français de Berlin
Kurfürstendamm 211 | 10719 Berlin
www.kultur-frankreich.de

 

 

 

Texte de Hervé Levy

«Même un paysage tranquille, même une prairie avec des vols de corbeaux, des moissons et des feux d'herbe, même une route où passent des voitures, des paysans, des couples, même un village pour vacances, avec une foire et un clocher peuvent conduire tout simplement à un camp de concentration».

Ces mots de Jean Cayrol qui ouvrent le film documentaire d’Alain Resnais, Nuit et Brouillard, pourraient s’appliquer au travail de Roger Dale. En peignant 100 vues du Struthof dans les années 90, il avait déjà souligné l’insupportable proximité entre la splendeur de la nature et la douleur des hommes. Ce face à face intolérable entre la beauté de paysages bucoliques et l’indicible horreur du meurtre de masse commis par les nazis nous envoyait en pleine figure la question de la compassion : peut-on, nous qui n’avons pas connu physiquement cette période, “souffrir avec” par delà-les âges ? Sans doute pas… Seul l’art, peut-être, permet de poser les fondements d’une réflexion intuitive sur cette question.

En posant son “chevalet” (un mot qui vient ici désigner une installation faire maison) à Treptower Park, Roger Dale nous fait à nouveau partager l’étrange dichotomie qui existe entre un paysage champêtre et un lieu imprégné par l’histoire. Dans ce parc des environs de Berlin, se situe en effet un mémorial soviétique dédié aux combattants de l'Armée Rouge tombés lors de la seconde guerre mondiale… Des allées tracées au cordeau, une statuaire reflétant de la plus belle manière qui soit les canons du réalisme socialiste et des bas-reliefs ornés de citations lénifiantes de Staline ; cet ensemble monumental est aussi un cimetière où sont rassemblés, répartis en 16 sarcophages, les restes de quelque 5 000 soldats soviétiques tombés au cours de la “Bataille de Berlin”. Mais de ce lieu de mémoire officielle d’un état aujourd’hui disparu (en fait, de deux états, l’URSS et la RDA), point de trace dans les tableaux de Roger Dale : on y découvre des échappées belles entre des rangées d’arbres, des trouées dans une clairière… Ici ou là luit la surface d’un étang. Toutes ces masses végétales qui s’équilibrent et se répondent harmonieusement sont le reflet d’une nature souveraine, vide de toute présence humaine… Seul le titre du tableau nous indique qu’il a été peint à Treptower Park ; et soudain, tout ce qui est “hors champ”, ce cimetière immense et froid et ces statues martiales de soldats, vient peupler ces étendues à dominante verte. Comme si les prés et la forêt étaient gorgés de tout ce passé. C’est peut-être pour cela que les peintures de Roger Dale sont vides : pas d’amoureux qui s’embrassent, pas de familles qui se promènent, pas de passants qui passent… Il n’y a guère de place pour eux : seules planent, fantomatiques, les ombres de ceux qui ont souffert, celles de ces milliers de soldats morts.

Pour Roger Dale, la toile est un champ de bataille : sur cet espace spatialement déterminé, on a l’impression qu’il tente de résoudre le conflit entre un présent apaisé, un lieu de mémoire qui a perdu la mémoire où les skaters ont remplacé les soldats soviétiques de garde, et un passé sanglant, le bruit et la fureur de la seconde guerre mondiale. C’est pourquoi ses tableaux ne laissent aucune place à l’homme : seule la nature peut concilier ces deux temporalités que l’on devine en filigrane. Dans cette série, peinte à Treptower Park, l’artiste semble se dédoubler comme dans le poème de Heine, Der Doppelgänger.

« Still ist die Nacht, es ruhen die Gassen,
In diesem Hause wohnte mein Schatz ;
Sie hat schon längst die Stadt verlassen,
Doch steht noch das Haus auf demselben Platz.

Da steht auch ein Mensch und starrt in die Höhe
Und ringt die Hände vor Schmerzensgewalt ;
Mir graust es, wenn ich sein Antlitz sehe -
Der Mond zeigt mir meine eigne Gestalt.

Du Doppelgänger, du bleicher Geselle!
Was äffst du nach mein Liebesleid,
Das mich gequält auf dieser Stelle
So manche Nacht, in alter Zeit ? » *

Mais dans cet écartèlement, ne demeure qu’un regard tourné vers une époque blafarde et de ces toiles à l’apparent apaisement sourd une ineffable tristesse, celle d’un passé tragique que nous cherchons trop souvent à occulter. Comme si Roger Dale et son “double obscur” parlaient de la même voix.

Finalement, ces tableaux se métamorphosent en un étrange reflet de Berlin… Berlin, ville monde, ville sursaturée des signes consuméristes du millénaire qui débute et, déjà, agonise. Berlin… Reliquats d'une cité meurtrie, longtemps balafrée en son centre, statues de prolétaires triomphants dont les yeux crevés peinent à apercevoir le bonheur socialiste. L’artiste place ces deux clichés dos à dos pour nous proposer des paysages métaphoriques pleins de la mémoire d’une tragédie : les âmes des morts semblent avoir alors trouvé leur sépulture dans les couleurs sourdes d’une nature toute-puissante, prisonnières des différentes strates de la peinture de Roger Dale… Elles doivent y être mieux que dans leur mausolée glacé de marbre.

Hervé Lévy

* Silencieuse est la nuit, les rues se reposent Dans cette maison vivait mon amour, Elle a depuis longtemps quitté cette ville Mais la maison se dresse encore à la même place. Là aussi est un homme, il regarde vers le haut Il tord ses mains la force de la douleur; L'horreur me saisit quand je vois ces traits La lune me montre mes propres traits. O toi, mon double, mon camarade blafard ! Qu'as-tu donc à singer ma peine d'amour, Qui m'avait tant torturé sur ces lieux mêmes, Tant et tant de nuits, dans les temps anciens ?